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Décaméron et confinement

  • Vincent Lanata
  • 6 mai 2020
  • 4 min de lecture

 

 

Quel lien peut-il exister entre ce nom qui pourrait paraitre barbare à certains, et la situation que nous vivons aujourd’hui ?

Le Décaméron est le titre d’un recueil  de Nouvelles, œuvre remarquable écrite par Giovanni Boccace, le grand poète florentin, en 1348 qui met en scène des jeunes gens de Florence qui se retirent dans un lieu idyllique hors de la ville pour fuir  une  épidémie de peste qui fait de monstrueux ravages : la « peste noire », nom qui lui a été attribué au XVI siècle, l’épithète « noir » signifiant « affreux », « terrible ». Cette pandémie apparue en 1346, dont la région d’origine fait encore débat, mais qui se situe entre la Chine et l’Asie centrale s’est répandue de façon fulgurante par la route de la soie et a atteint l’Europe où elle a fait un nombre considérable de victimes ; on évalue en effet les pertes en vies humaines à plus de 25 millions soit entre 30 et 50% de la population. Il n’y avait aucun traitement médical et encore moins de confinement ainsi que de « gestes barrière », seuls les plus solides ou les plus chanceux survécurent.

Au début de son ouvrage Boccace dépeint les ravages de la maladie dans la ville de Florence de la façon suivante : « Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés ».

C’est ce qui pousse sept jeunes femmes à lancer l’idée d’un « confinement », le mot n’existe pas alors, hors de la ville, mais elles se trouvent devant un problème : elles n’ont pas d’homme pour les accompagner, les chaperonner car, citons l’une d’elles : « Les hommes sont les chefs des femmes et s’ils n’y mettent bon ordre par eux- mêmes nos entreprises ont peu de chance de connaitre une fin louable ». Je rappelle que nous sommes au XIVème siècle et n’ayant aucune envie de me faire traiter de sexiste j’ai pris la précaution de citer entre guillemets  les propos prêtés à une femme ! Les jeunes femmes finissent par rencontrer trois jeunes gens « élégants » en rapport d’âge avec elles à qui elles font part de leur projet, ils acceptent et la « brigade » de dix personnes qu’ils constituent se retrouve ainsi confinée dans un lieu paradisiaque : « jardins merveilleux »,... « Puits d’eaux fraiches »,… « Herbes mouillées de rosée »,… « Guirlandes de lauriers dans un délectable jardin ». Une règle régissant leur séjour est établie : chaque jour sera désigné un roi ou une reine qui devra raconter une histoire sur un thème libre ce qui représente un recueil de cent nouvelles (une par jour pendant dix   jours par les dix participants).

Certaines de ces histoires sont, bien entendu, un peu lestes, avec des mots souvent crus qui valurent à l’auteur de sévères critiques dont il se défend dans une postface de l’ouvrage ; quoi qu’il en soit, l’ensemble est  remarquablement écrit, très intéressant et très agréable à lire. Nombre d’entre elles ont été reprises plus de trois siècles plus tard  dans les Contes et Nouvelles  de La Fontaine qui ne cache d’ailleurs pas l’origine de son inspiration car en tête de certaines nouvelles il indique : « Nouvelle tirée de Boccace ».

 

Chez La Fontaine les propos sont également très lestes et dans sa préface il s’en explique en évoquant les critiques que l’on pourra porter sur son œuvre : « …l’une que ce livre est licencieux ; l’autre qu’il n’épargne pas le beau sexe ». S’agissant du premier point, il s’en défend en disant : « Qui voudrait réduire Boccace à la pudeur de Virgile ne ferait assurément rien qui vaille….. » et « je ne pêche pas en cela contre la morale… ». Quant à l’accusation qui lui est faite de traiter la femme de volage, « … on me reproche que ce livre fait tort aux femmes, on aurait raison si je parlais sérieusement… » et, «  il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l’avenir moins fréquents et les maris plus forts sur leurs gardes ».

Je me suis un peu éloigné - voire fourvoyé dans des chemins de traverse – des sujets qui nous préoccupent aujourd’hui : la pandémie, comment éviter sa propagation, le confinement de la population, comment reprendre une vie normale ? L’œuvre de Boccace date de bientôt sept siècles, et la logique reste la même : une épidémie violente, aucun moyens médicaux pour l’enrayer, le besoin que ressentent certains de se mettre à l’abri dans un lieu non contaminé… le reste est passé au filtre des poètes pour notre plus grand plaisir de lecteur.

Dans l’œuvre de Boccace le « confinement » de cette « brigade » de jeunes gens se passe dans un lieu de rêve, dans lequel le service est assuré par une nombreuse domesticité ce qui permet aux acteurs de s’adonner à la réflexion, au divertissement et, dans certains cas à des développements  moralisateurs. Je pense à ceux qui aujourd’hui sont confinés, souvent au mieux, à quatre ou six avec des enfants en bas âge dans un appartement de  trois pièces : dans ces conditions, le temps disponible pour la réflexion et les balivernes reste à l’évidence très limité. La vie alors est certainement insupportable et on comprend aisément le souhait ardent – voire la révolte - pour sortir d’une telle angoisse. La situation de survie n’est assurément pas propice à la réflexion philosophique, d’autant plus que déjà en « temps de paix » une majorité est plus attirée par les séries américaines, la télévision, les tablettes et autres smart-phones tous gourmands en temps, et source, il faut bien le dire, d’isolement, de perte de l’esprit critique et de manque de recul donc de réflexion. De plus, les chaines d’informations continues, diffusent en boucle des tables rondes où se succèdent philosophes (ou se disant tels) experts se contredisant bien souvent, et politiques, hommes et femmes, qui savent ce qu’il faut faire ou ce qu’il aurait fallu faire, toujours plus lyriques lorsqu’ils sont dans l’opposition !

Mais le monde continue à tourner, et après l’aube le soleil se lève tous les jours à l’est, aussi y aura-t-il quelqu’un, un Boccace, pour écrire en un style enlevé des histoires plaisantes sur le monde d’hier, sur celui d’aujourd’hui, et peut-être engager une réflexion sur le monde de demain, un homme ou une femme qui dans quelques siècles  fera dire que la pandémie du Covid-19 a engendré une belle œuvre que les lecteurs avisés du moment auront plaisir à découvrir et à commenter.

 
 

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